Par le Dr Olivier de Cock, ancien secrétaire général du SNARF, directeur de la publication Anesthésiologie
Il y a une vingtaine d’années je faisais la une du Quotidien du Médecin, présenté comme le "mercenaire type" en anesthésie. Et déjà la question : comment mettre fin au mercenariat médical ?
Depuis, après m’être installé en libéral, à 68 ans, j’ai décidé de prendre ma retraite. Ayant tout de même envie d’avoir une petite activité médicale (on ne fait pas de la médecine par hasard), j’ai décidé de refaire des remplacements. Les remplacements en libéral étant trop contraignants aussi bien du point de vue financier (CARMF, l’assurance professionnelle, l’URSSAF, soit plus de 12 000 euros) qu’administratif (gestion comptable, impôts etc…) je me suis dirigé vers les hôpitaux.
Mais que s’est-il passé en vingt ans ?
Tout d’abord un premier constat, contrairement à tout ce qui s’écrit, les tarifs sont les mêmes en 2022 qu’en 2002, sauf pour des dates particulières comme par exemple Noël ou le premier de l’An. Un décret a bien été édicté par le précédent ministre, il n’a pas été appliqué. En voici l’histoire :
Des techno-énarques du ministère avaient trouvé « La » solution miracle : les remplaçants devaient être payés au 1° octobre 2021 39 euros de l’heure (soit 390 euros par jour contre 650 en moyenne actuellement). C’était dit, écrit, signé, paru au sacro-saint journal officiel ! Que s’est-il passé le 2 octobre ? Les directeurs d’hôpitaux ont appelé en catastrophe les directeurs des ARS : ils devaient fermer les blocs opératoires et les maternités, ils ne trouvaient plus de médecins anesthésistes remplaçants. La réponse a été immédiate : oubliez le décret, faites comme avant !
Me voici donc dans le circuit des remplaçants, inscrit dans des agences d’intérim. Le monde a bien changé. Il y avait dans les années 2000 deux ou trois agences dont on se donnait les coordonnées entre nous. En 2022, le marché doit être très intéressant puisque les grandes sociétés d’intérim qui autrefois plaçaient des ouvriers du bâtiment ou des chauffeurs-livreurs s’occupent maintenant aussi des médecins anesthésistes.
Comme j’aime bien voyager et visiter des lieux que je ne connais pas, mes remplacements m’ont conduit à aller travailler dans de nombreux hôpitaux en France profonde. Le constat est édifiant : beaucoup de ces établissements ne sont qu’en survie artificielle. Les titulaires sont rares et vieillissants, proches de l’âge de la retraite et ces hôpitaux ne survivent que grâce à l’intérim. Les rapprochements entre cliniques privées et hôpitaux dans ces petites villes n’auront fait que retarder l’issue fatale. Les médecins des cliniques vieillissent eux aussi et leur remplacement est aussi problématique qu’à l’hôpital.
Dans l’hôpital de D : nous sommes quatre remplaçants, aucun titulaire présent. Ils sont en fait plus de vingt, mais certains sont en vacances, d’autres sont partis faire tourner des petits hôpitaux (ce qui permet de toucher une prime), d’autres récupèrent de garde, d’autres sont en réunion, en formation…
Hôpital de G : deux titulaires, trois remplaçants. Ces remplaçants sont des permanents. Ils ont leur appartement en ville, et ont un poste hospitalier à mi-temps dans une autre ville.
Hôpital de C : un titulaire, un praticien venant d’ailleurs parlant plus ou moins le français, un remplaçant. Des chirurgiens à diplôme étranger. Anecdote racontée : un urgentiste qui a exercé pendant plusieurs mois sans présenter ses diplômes. Il a disparu dans la nature le jour où on lui a dit qu’on allait venir les chercher chez lui !
Hôpital de F : pôle clinique-hôpital. Les praticiens de la clinique sont proches de la retraite et ne trouvent pas de successeurs (j’ai eu des nouvelles depuis, ils n’en ont toujours pas trouvé et sont partis en retraite … ils ne tournent qu’avec des remplaçants). Les hospitaliers viennent une fois par semaine détachés du CHU.
Hôpital L. mes confrères remplaçants me préviennent : le chirurgien ne sait pas opérer (5 heures sur une vésicule), les suites sont mauvaises. La direction ne s’en émeut pas, ils ont un titulaire sur le papier. Je n’y retournerai plus !
Ces anecdotes peuvent être multipliées.
Mais qui sont les remplaçants ? Il y a les retraités comme moi, remplaçants occasionnels, nous ne sommes qu’une minorité. À ma grande surprise, la grande masse des remplaçants sont des remplaçants fixes qui viennent de manière régulière une à deux semaines par mois. Certains sont tellement bien installés qu’ils ont leur appartement en ville. Un grand nombre a par ailleurs un poste fixe dans un autre hôpital.
Les trois questions qui se posent : comment en est-on arrivé là, pourquoi ces hôpitaux n’arrivent-ils pas à recruter des anesthésistes, qu’est-ce qui motive les médecins remplaçants ?
- Comment en est-on arrivé là ? Il faut remonter aux années 90. À cette époque les penseurs ont eu une idée de génie : le déficit de la Secu serait dû aux trop nombreuses prescriptions des médecins. Diminuons le nombre de médecins, on diminuera le nombre de prescriptions, on diminuera le déficit ! C’est ainsi qu’on a inventé le MICA : Mesure d’Incitation à la Cessation d’Activité. On a payé les médecins de plus de 60 ans pour qu’ils partent à la retraite et cessent toute activité (1988-1996). Au passage, nos chers penseurs ont été surpris de voir que les principaux preneurs du MICA étaient les obstétriciens et les anesthésistes ! Les professions les moins concernées par les prescriptions mais aux contraintes professionnelles les plus lourdes. Dans le même temps, on a diminué le nombre de médecins formés : passant de 6 500 en 1982 à 3 500 en 1996. En anesthésie l’évolution s’est faite en parallèle (suivant logiquement la courbe du nombre de médecins en formation), aggravée par une année blanche due au rallongement de la formation. Alors que nous étions 550 anesthésistes formés chaque année en 1980, il n’y en avait plus que 300 la décennie suivante.
Personne ne semble non plus s’être préoccupé de la courbe des âges. Il était pourtant écrit qu’entre 2010 et 2020 il faudrait remplacer plus de 5 500 anesthésistes arrivés à l’âge de la retraite.
Il n’a pas non plus été pris en compte les changements sociologiques. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un constat. On sort d’une génération pour laquelle la vie professionnelle primait sur tout, en particulier chez les médecins. La médecine était notre vie, la vie. La nouvelle génération a une autre approche. Elle considère qu’il y a une autre vie qu’à l’hôpital, que travailler 48 heures de suite (une journée plus une garde et une nouvelle journée dans la foulée) est dangereux pour les patients (et c’est vrai). Ils veulent avoir une vie sociale et familiale, et ceci aussi bien les hommes que les femmes. En fait le remplacement de génération ne peut pas se faire un pour un, mais plutôt 1,5 voire 2 pour 1.
- Pourquoi les hôpitaux n’arrivent pas à recruter ?
D’une part il y a ce problème de démographie qui fait que de nombreux postes se libèrent dans les CHU et dans les grands hôpitaux publics et privés des métropoles. Quel jeune médecin va aller prospecter au fin fond du Cantal, alors qu’un poste lui est proposé dans son CHU prestigieux ? D’autre part il y a la perte d’attractivité professionnelle due aux accréditations. Les actes chirurgicaux sont de plus en plus soumis à autorisations : si par exemple, vous voulez opérer des cancers du sein, il faut que l’établissement en fasse un nombre minimum par an. Médicalement cela se justifie tout à fait. Mais la conséquence directe de cette réforme c’est la perte progressive des autorisations pour les petits établissements (même si en théorie il est possible d’obtenir une nouvelle accréditation). Cette perte peut être due à la diminution de la population locale, à un arrêt maladie, au départ à la retraite d’un praticien. Quel chirurgien digestif va aller s’installer, au sortir d’un service où il aura opéré des cancers du foie sous robot, dans un hôpital où il n’aura plus le droit d’opérer que des vésicules et des hernies ? A 65 ans, ce peut-être un choix, pas à 30 ans (ou alors il y a un autre problème). Au passage c’est la même problématique pour les cliniques de ces petites villes : elles sont elles-aussi condamnées à moyen terme. Un premier palliatif a été de recruter n’importe quel médecin. Le résultat c’est de se retrouver avec des praticiens incompétents qui deviennent des repoussoirs (hôpital L.).
Pour les anesthésistes, il en va de même. J’ai ainsi remplacé dans un hôpital où il n’y a qu’un seul anesthésiste chaque jour et qui n’a pour activité que quelques péridurales obstétricales, des hystéroscopies et des colonoscopies : un enterrement professionnel assuré avec une perte de compétence programmée. Le résultat : l’anesthésiste titulaire est venu finir sa carrière (à 2 ans de la retraite) et le reste du temps il y a des remplaçants.
Une initiative a cependant été prise pour garder ouverts ces hôpitaux : l’activité multicentre avec prime pour les médecins. L’effet pervers c’est qu’il a fallu que les hôpitaux embauchent des remplaçants pour faire le travail des titulaires partis dans les petites structures (hôpital D.)
- Qu’est-ce qui motive les médecins remplaçants ?
L’argent : c’est certain, mais pas que ! La liberté : liberté des emplois du temps : il ne remplace que quand il le veut, donc liberté de partir en vacances quand bon lui semble. Au passage, c’est ce que j’ai constaté avec les infirmières dont la gestion par les RH des hôpitaux a été catastrophique pendant le COVID : sous prétexte de demande COVID, on a exigé du jour au lendemain à des mères de famille souvent seules, de revenir travailler. On les a affectées dans des services de soins continus pour lesquels elles n’avaient aucune compétence puisqu’elles travaillaient depuis dix ans dans un service de rhumatologie (je vous laisse imaginer le stress). On les a traitées comme de vulgaires pions qu’on pouvait déplacer à sa guise. Le résultat ne s’est pas fait attendre longtemps : beaucoup ont donné leur démission. Non pas pour arrêter les soins infirmiers, mais pour se faire embaucher en intérim, dans le service qu’elles avaient quitté, mieux payées, et selon les emplois du temps qu’elles avaient décidés ! Une gestion humaine exemplaire ! Un cas d’école !
C’est aussi la fin des dictats administratifs. Plus de comptes à rendre à une administration omniprésente et omnipotente, plus de réunionite.
- Quel est le bilan du mercenariat ? Et Le mercenariat n’a-t-il que des inconvénients ?
Peut-être pas ! En effet, s’il est bien payé, un mercenaire a toutefois des avantages :
Il travaille 10h par jour, avec souvent une à deux astreintes ou garde par semaine, soit des semaines de 50 à 74 heures. Contre des salariés à 35 h qui soit touchent des heures supplémentaires, soit cumulent un capital temps permettant de partir en retraite (mais payé) un ou deux ans en avance.
Il ne revendique jamais. Le contrat est clair et signé volontairement.
Il n’est jamais en grève.
Il n’est jamais malade (s’il l’est, il ne vient pas et n’est donc pas payé).
Il n’a pas de congés payés ni de treizième mois.
Il n’a pas de congés formation.
Donc financièrement il n’est pas certain que l’hôpital soit perdant.
Mais comme il n’est pas impliqué dans la vie de l’établissement et ne participe à aucune des commissions médicales, un hôpital ne peut donc pas survivre sans titulaire.
Alors quel avenir pour ces petits hôpitaux ?
Quand je me suis installé dans les années 1985, il y avait une dizaine d’hôpitaux qui recrutaient (j’ai encore la carte de France sur laquelle j’avais stabiloté ces postes libres !). Il fallait payer deux ans de chiffre d’affaires pour s’installer en libéral, en 2010 je me suis réinstallé sans débourser un centime.
On a essayé le rapprochement hôpital-clinique. Pour les raisons évoquées plus haut, cela a permis de reporter l’échéance fatale, mais dans un certain nombre de situations, celle-ci n’a été que reculée.
Faut-il maintenir en survie artificielle certaines structures ? Comment justifier un hôpital moribond à 30 minutes de voie rapide d’un grand centre ?
Il n’y aura pas de miracle : il faut 6 ans pour former un médecin et 5 ans de plus pour former un anesthésiste-réanimateur. La pénurie va continuer et avec elle les pressions financières. Il faudra attendre que les postes soient pourvus dans les grandes villes pour qu’il y ait des candidats en France profonde.